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Thierry Spencer - L’art de la gratitude

No Bullshit
(9 mins)
Thierry Spencer est auteur du blog Sens du client et cofondateur KPAM Next. Il est spécialiste de la relation client et a récemment écrit un livre sur l'importance du merci en entreprise, notamment avec ses clients.
No Bullshit - le shot d'inspiration pour mettre en avant les (bons) exemples des marques de demain ! c’est une fois par mois, c’est gratuit et pour s’inscrire, c’est
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.

Pouvez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours ?

Comme beaucoup, j’ai plusieurs casquettes.
Je suis consultant avec une spécialité autour de l'expérience client et de la relation client. J'ai eu l’opportunité d’accompagner des entreprises très variées comme Nespresso, McDonald's, Lacoste, Michelin, Peugeot, Toyota, MAIF et MACIF.
Je travaille par ailleurs au sein de l’entreprise
KPAM
, une entreprise spécialisée dans l’analyse des verbatims clients et collaborateurs pour reconstituer leurs parcours. En d’autres mots : c'est le parcours client vu par le client, ou le parcours collaborateur vu par les collaborateurs
En 2006, j’ai lancé le blog
Sens du client
pour décrypter la relation client à travers des chroniques, des études et des interviews. J’ai aussi créé des événements comme
la Dictée de la relation client
et j’interviens dans une cinquantaine de conférences par an.
Avant ça, j'ai occupé des postes de directeur marketing et relation client dans la restauration, l'e-commerce, de la distribution et l'édition. Je suis un vrai slasher !

Vous l’avez évoqué, vous animez un blog dans lequel vous décortiquez la relation client : Le sens du client. Pourquoi un focus sur ce sujet ?

Imaginer le présent et le futur de la relation client est une discipline pour moi.
Au moment où j'ai créé ce blog, j'étais directeur marketing et relation client chez Pizza Hut et KFC France. Cette discipline hebdomadaire m’aidait beaucoup. Lire des livres, éplucher des études de toute nature, rencontrer des gens… J’ai vite réalisé que beaucoup d’entreprises étaient trop centrées sur elles-mêmes et manquaient de curiosité vis-à-vis de leurs clients. C’est devenu mon obsession.

Cette veille ne bénéficie pas qu'à vous, vous l’apportez aussi aux entreprises…

Oui. Une des plus grandes faiblesses des entreprises est leur manque d’ouverture sur le monde extérieur.
Pour reprendre une formule du philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky: “le client est devenu un collectionneur d'expériences”. Cela veut dire qu’il se fait sa propre opinion mais aussi et surtout que son niveau d'attente monte avec la somme des expériences qu'il va vivre. Les entreprises aujourd'hui, qu'elles le veuillent ou non, sont comparées par les clients avec d’autres entreprises d'autres secteurs.
Quand un client fait le reproche à une banque que c'est beaucoup moins fluide que sur Amazon, il y a beaucoup de banquiers qui répondent « je ne vois pas le rapport, on n'est pas Amazon ». Cela montre bien que l'expérience client n'a pas de frontières, pas de limites. Les entreprises ne doivent pas considérer que leurs concurrents directs mais aussi leurs concurrents d'expériences. Elles doivent en effet s’inspirer les unes des autres pour faire mieux, chacune dans son domaine.

Vous avez récemment publié le livre
“Merci, petites et grandes histoires de l'expression de la gratitude”
. Quelle en est l’origine ?

J’avais envie de creuser la dualité entre la gratitude vis-à-vis des clients et la reconnaissance des collaborateurs. Et quoi de mieux que de parler du « merci ». Ce livre peut être le début d'une collection : « pardon », « s'il te plaît », « bonjour » et « au revoir » ?
Merci, petites et grandes histoires de l’expression de la gratitude, Thierry Spencer 2025

Dans ce livre, vous évoquez un point clé : pourquoi les entreprises peinent à remercier leurs clients. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

J'essaie en effet de répondre à cette question.
À mon sens, il y a 4 choses qui expliquent le fait que les entreprises ont du mal à dire merci.
  1. D’abord, elles ne le considèrent tout simplement pas. La plupart des entreprises sous-estiment l'impact d'un remerciement sur la fidélisation. C'est d’ailleurs encore plus vrai pour les entreprises en situation de monopole, les services publics, les entreprises qui vendent des produits ou services avec un faible engagement (c'est-à-dire très peu de relations). Pourtant, de nombreuses études, que je cite dans mon livre, prouvent l’impact de ce fameux merci sur l'émetteur et le récepteur. Impact qui est d’ailleurs très fort.
  2. Il y a malheureusement aussi beaucoup d’entreprises qui sont perchées sur leur piédestal. Elles sont convaincues de la supériorité de leurs produits (ou de leurs services). Elles pensent que ce sont plutôt les clients qui devraient les remercier pour le travail qu’elles font. C’est souvent le cas dans l’automobile ou dans le luxe.
  3. La troisième raison est stratégique : les entreprises privilégient souvent l’acquisition au détriment de la fidélisation. Elles se concentrent sur les nouveaux clients plutôt que les anciens, oubliant qu’elles ont d’abord un capital de fidélité à entretenir.
  4. Enfin, je remarque aussi que les collaborateurs ne sont pas formés à la relation client ni à la notion de gratitude. Or, sans leur donner les moyens de comprendre ces enjeux et d’y être sensibilisés, on ne peut pas leur reprocher de ne pas l’appliquer. Cela montre surtout que l’entreprise ne s’y intéresse pas, n’y investit pas et ne fait pas grandir ses équipes.

Sur votre blog, vous prenez souvent l’exemple de votre banque. Un exemple très personnel mais aussi très parlant. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J'ai ouvert mon compte en banque en 1984. Depuis, j’y suis resté, tout comme mon épouse, mes deux fils, mes parents avant moi, ainsi que mon frère, mon neveu et ma nièce. Et depuis 1984, je n'ai pas le souvenir d'avoir eu une seule fois un conseiller ou une conseillère qui m'ait dit les 5 lettres magiques. Je n'ai pas le souvenir d'un véritable merci sincère, profond, authentique. Et pourtant, j'en ai fait des transactions et des projets dans cette banque.
Ce qui me semble invraisemblable, notamment dans ce secteur, c'est qu'il y a une espèce de vision tronquée et affreuse de la fidélité. 95 % des clients des banques sont fidèles. C'est vrai. Le taux de churn est quant à lui de 5 %. Cela ne veut pourtant rien dire.
Il y a une grande confusion entre la fidélité et la satisfaction. Les banquiers se disent que puisqu'on ne part pas, c'est qu’on est contents. La réalité est bien différente. Quand on regarde les benchmarks sur les banques, on est aux alentours de 65 % de clients satisfaits. Une belle marge de progression.

Il y a une notion d’image qui plane parfois sur la relation client et des idées reçues…

Beaucoup d'entreprises n’engagent pas d’actions sur le sujet par peur de paraître artificielles.
Prenons l'exemple des entreprises qui opèrent dans le secteur professionnel B2B. Très souvent, quand on parle de programme de fidélité, beaucoup d'entreprises disent « ça, ce n'est pas pour nous, c'est pour Yves Rocher. Les points, les cadeaux. Nous, on est dans le dur, on a des relations professionnelles, contractuelles. » Ces actions leur semblent être comme un gadget relationnel, alors même qu'ils sont bien face à des personnes, des individus. Souvent, on met le couvercle là-dessus. On ignore les besoins émotionnels des clients, qu'ils soient professionnels ou particuliers.
Pourtant, il y a de très bons exemples dans ce domaine. Quand
Bruneau
fait des livraisons, il n'est pas rare de trouver, au sein des colis, une boîte dans laquelle ils ajoutent des échantillons, des bonbons, parfois même un mot qui dit tout simplement merci. Alors même que c’est une relation B2B. En d’autres mots : il n'y a pas de mal à faire preuve aussi de reconnaissance dans le milieu professionnel, bien au contraire.

Quelle est la meilleure façon de dire merci pour une entreprise ?

Il y a mille et une façons de dire merci. Je dirais que le fondement, c'est le merci authentique, le merci justifié. Le merci qui s'appuie sur une réalité tangible, donc sur la connaissance qu'on a du client.. Merci pour votre fidélité. Merci de nous faire confiance. Le bon dosage de merci, c'est justement être capable de savoir ce qu'on peut apporter à ses clients en récompense d'un acte de leur part.

La fidélité est au cœur de cet enjeu de relation client. Qu’entend-on réellement derrière ce terme ?

Un client fidèle se sait fidèle. Souvent, les entreprises oublient que, par exemple, la durée de vie d'un directeur marketing est souvent très inférieure à la durée de vie d'un client. C'est un fait. Et donc, qu'est-ce que fait un directeur marketing ou une directrice marketing quand il prend ses fonctions dans une enseigne qui a un programme de fidélité ? Eh bien, il réinvente ce programme de fidélité, en oubliant qu'il y a des gens qui sont là depuis 15 ans et qui ont des habitudes de reconnaissance. Pour beaucoup de clients, être fidèle, c'est être client depuis longtemps.

Et plus concrètement, comment une entreprise peut-elle remercier ses clients (outils, méthodes, etc.) ?

En le connaissant déjà.
Quand j'ai débuté, on parlait beaucoup de CRM, de data, de bases de données marketing, de score, etc. Et beaucoup d'entreprises n'ont, selon moi, pas été assez vigilantes sur la qualité des données. Aujourd'hui, on a une opportunité fantastique avec l'intelligence artificielle. Cette dernière se nourrit de quoi ? De connaissances, de données sur les clients, sur leurs comportements… Je fais le pari aujourd'hui que beaucoup d'entreprises vont grâce à l’IA remettre un peu les données au centre de leurs préoccupations. Or mieux connaître ses clients, c’est mieux les considérer.
Beaucoup d’entreprises prétendent mettre le client au centre des préoccupations, ça me fait toujours rire. Les entreprises qui sont vraiment orientées clients, ne disent pas que le client est au centre de leurs préoccupations, c’est tout simplement leur seule préoccupation.

Vous évoquez également le fait que les clients soient de moins en moins bavards. Pourriez-vous étayer cette information (tendance, chiffres, conséquences, etc.) ? Vous parlez par ailleurs de l’effet trou noir. Pouvez-vous nous expliquer à quoi cela correspond ? Quelles implications pour les marques ?

Sur mon blog, chaque mois de décembre, je publie mes tendances.
Cette année, dans les six tendances identifiées, il y en a en effet stipulant que le
client sera silencieux
. Il ne s'exprimera plus. Je me base sur ce point sur le Rapport 2025 sur les tendances EX de Qualtrics. Celle-ci révèle par exemple que le taux de retour des enquêtes de satisfaction tend à baisser. Ce n’est pas tout. L’étude montre également que le partage direct de la vie avec une entreprise est en baisse de 8 points, la publication sur les réseaux sociaux en baisse de 7 points, la conversation avec des amis ou la famille - et donc le bouche à oreille - baisse de 5 points, les commentaires ou avis laissés sur des sites d'avis baisse de 4 points… Tous les voyants le montrent. Le client tend à se retirer de la conversation et des études en particulier. C’est ce que les Américains appellent la « survey fatigue ». Les raisons principalement évoquées ? Trop de questions, trop d'efforts à fournir, aucune garantie que ces retours soient pris en compte.

Vous évoquez aussi un rétrécissement du “green gap” : la différence entre l'intention et l'achat réel. Qu’est-ce qui est le plus instrumental dans ce fossé qui rétrécit ? Que peuvent faire les marques ?

En effet, c’est par exemple le cas avec la volonté de préserver la planète et son besoin ou ses envies. Comme nous tous, le client est tourmenté. D’un côté, il a envie de faire le bien. De l’autre, il passe devant chez Action et ressort les bras pleins de produits à moins de 1€. En rentrant chez lui, il n’est pas à l’aise avec ce qu’il vient de faire. Plus les entreprises proposeront des solutions vertueuses, plus cet écart se réduira, moins on fera preuve de cynisme. **Les entreprises ont un levier énorme : elles peuvent donner au client les moyens de faire le bien. **
On a remarqué que les clients retiennent surtout de petites choses. Quand on leur demande une initiative marquante d’une entreprise sur l’environnement, le bien-être ou la gouvernance, ils citent toujours de petits exemples : un programme de fidélité, un mode de livraison plus responsable… Pourtant, beaucoup d’entreprises trouvent ces actions trop insignifiantes pour les annoncer. Et pourtant, c’est bien ce qui change la donne en termes de perception client !

Auriez-vous deux ou trois exemples de bonnes pratiques de relation client mises en place par de grandes entreprises ? Et peut-être les résultats ?

Bien sûr, c'est aussi la démarche de mon livre. Je suis allé échanger avec Nespresso, Toyota, la Macif… Des entreprises notoirement connues pour la qualité de leurs relations et de leur expérience client. Je me suis alors aperçu que, pour eux, le merci se pratique en réciprocité, en équilibre, entre la reconnaissance vis-à-vis des collaborateurs et le merci vis-à-vis des clients. Gratitude d'un côté, reconnaissance de l'autre.
Pour les exemples, on les trouve dans ces trois entreprises : le soin accordé au moment de la remise d'un véhicule chez Toyota, les actes de générosité hors programme de fidélité de Nespresso (
voir notre interview de Nathalie Gonzalez
) ou encore la très belle démarche de BNP Paribas Fortis en Belgique. Le dirigeant demande à recevoir une liste de tous les clients ayant fait des réclamations auprès de la banque pendant l'année précédente. Et que fait-il de cette information ? Il leur envoie une carte de vœux pour les remercier d'avoir contribué à l'amélioration de leur service. Un vrai beau geste de gratitude qui permet de remercier quelqu'un qui vous a fait progresser. C'est aussi un grand signe de maturité de la part d’une entreprise.
En bonus, il y a aussi des exemples venant du Japon. Là-bas, le merci est plus culturel. Par exemple, il y a une entreprise nipponne nommée OZVISION qui organise chaque année la journée du merci pour les collaborateurs. Plus concrètement, elle leur donne un budget de 200 dollars pour exprimer leur gratitude auprès du professionnel de leur choix.

Quel serait le/la prochain.e Décideur.se marketing que vous aimeriez voir témoigner dans No Bullshit ? Et la marque qui vous inspire le plus ?

Je pense à un universitaire qui a écrit un livre sur le marketing responsable : Pierre Volle
Quant à la marque qui m’inspire le plus, je dirais LEGO !
Réalignez fidélité client et solidarité.
C'est parti !