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Victoire Satto, vers un Slow Friday
Victoire Satto est la fondatrice et CEO de The Good Goods, le média de référence de la mode responsable qui réunit aujourd’hui plus de 200K membres (aussi bien particuliers que professionnels). Dans cette édition spéciale, plongez au cœur des enjeux de cette journée (malheureusement ?) emblématique du Black Friday
No Bullshit - le shot d'inspiration pour mettre en avant les (bons) exemples des marques de demain ! c’est une fois par mois, c’est gratuit et pour s’inscrire, c’est
ici
.Peux-tu te présenter brièvement ainsi que The Good Goods ? Peux-tu m’en dire plus sur votre vision ? Là où vous en êtes ?
Je suis
Notre métier consiste à faire de la veille sur les impacts et les solutions pour la transition de ces secteurs, avec une forte dimension prospective et une approche “science based”, fondée sur des données et des sources crédibles, s’appuyant sur la voix des expert·es.
fondatrice et CEO
de The Good Goods
, le média et le studio de création de contenus à valeur ajoutée pour la transformation profonde des industries de la mode, du textile et du luxe.Notre métier consiste à faire de la veille sur les impacts et les solutions pour la transition de ces secteurs, avec une forte dimension prospective et une approche “science based”, fondée sur des données et des sources crédibles, s’appuyant sur la voix des expert·es.
Nous avons trois activités : un média 100% digital omnicanal (site, réseaux, newsletters, podcast), pour l'information quotidienne des professionnel·les ; un studio qui propose des conférences, des masterclasses, de la programmation B2B évènementielle et l’animation de panels et un troisième segment B2C. Ce dernier repose sur un compte Instagram qui est un média à part entière et un produit tech en développement, Scored.
On s’intéresse à tous les produits, toutes les gammes et tous les segments de la chaîne de valeur.
On s’intéresse à tous les produits, toutes les gammes et tous les segments de la chaîne de valeur.
Vous êtes justement en train de clôturer une campagne de crowdfunding pour Scored. Peux-tu nous en dire plus sur l’ambition de ce projet ? Est-ce un levier business important pour vous ?
Scored
, c’est l’outil qui décrypte les marques. Grâce à lui, on met l’expertise de The Good Goods dans les mains des consommateur·ices. Conçu comme une page e-commerce, il permet de naviguer entre des fiches de marques de vêtements, accessoires, chaussures, joaillerie et de comparer leurs engagements, leurs actions RSE. Scored est notre premier produit tech, avec une API puis une application. On alimente une IA avec nos bases de données qualitatives et quantitatives, publiques et privées. Elle restitue des données qui nous permettent de restituer des contenus standardisés. On peut chercher une fiche par marque, par engagement, par produit, ou d’autres critères relatifs comme la santé, la traçabilité, la morphologie…Scored est pensé aussi pour les marques, on s’en sert pour apporter du ROI aux marques en transition, sur leur politique RSE, et de la visibilité aux jeunes pousses engagées.
Avec Scored, on avait à cœur de montrer qu’on était soutenus par une communauté de citoyen·nes (environ 200K personnes sur l’ensemble de nos canaux) et de professionnel·les du secteur. L’objectif de cette
Avec Scored, on avait à cœur de montrer qu’on était soutenus par une communauté de citoyen·nes (environ 200K personnes sur l’ensemble de nos canaux) et de professionnel·les du secteur. L’objectif de cette
campagne
était aussi de récolter un quart des fonds pour le MVP (Minimum Viable Product). Ensuite, nous compléterons avec de la dette et des subventions. La campagne se termine dans quelques jours. Ce qui est incroyable, c’est que l’on a aussi bien des contributions citoyennes de 15 à 300€, mais aussi de la part de greentech, des marques de tout segment, de retailers… Au-delà de l’aspect financier, on a également reçu beaucoup de lead business d’entités intéressées par la méthodologie. Cela nous permet de peaufiner l’outil avec l’industrie, ce qui est génial. Parlons maintenant du Black Friday. Dans une vidéo publiée sur votre compte Instagram, vous parlez du biais de rareté, ce fameux outil marketing psychologique. Est-ce selon toi le fondement du succès de cette opération commerciale ?
Le Black Friday permet de faire entrer massivement du cash. Pour cela, les marques usent plus qu’à leur habitude des leviers marketing sur-puissants : produits conçus pour cette opération, prix extrêmement dégradés…
Et cela fonctionne car, depuis les trente glorieuses, nous suivons collectivement le mythe de la corrélation linéaire entre accumulations matérielles et bonheur. Or, si cette théorie est vraie jusqu’à un certain niveau de richesse, la science a démontré que
les expériences rendent plus heureux que les objets
. L’acte d’achat immotivé, sans conscience, impulsivement généré en réponse à une injonction marketing comme le biais de rareté, nous conduit au contraire à un repli individualiste et une insatisfaction chronique. La frustration crée de nouvelles envies d’achats par des circuits de récompenses dopaminergiques, court-termistes. Un des premiers réflexes ? Avoir sa dose, comme pour une drogue. Faire un achat compulsif. Thomas Friedman parle de phénomène comme la maladie du 21ème siècle, dans son livre qui s’appelle “Merci d’être en retard”, où il dénonce l’épidémie de dépressions et d’isolement induits par ce système, en particulier chez les jeunes générations. Vous dites dans cette même vidéo qu’il est prouvé que les achats liés au FOMO (Fear of Missing Out), produits limités, offres exclusives, etc. restent moins longtemps dans nos placards, en raison d’une obsolescence émotionnelle forte. Peux-tu nous en dire davantage ?
L’obsolescence émotionnelle, c’est la rapidité avec laquelle on se lasse d’un objet après l’avoir acheté. Elle est liée à différents paramètres :
- Extrinsèques (qualité du vêtement bas de gamme, coupe peu flatteuse, mais aussi renouvellement rapide des collections donc du désir d’achat, intensité du marketing,etc…) : ils sont challengés par le projet de loi anti-fast fashion qui tente de réguler la pub, l’influence et le nombre de nouvelles références autorisées par jour chez les marques bas de gamme ;
- Intrinsèques (son rapport au style que l’on ne connaît pas, la faible connaissance des matières, un manque de confiance en soi qui trouve refuge dans le paraître, etc..). Des études le montrent, moins il y a d’investissement émotionnel dans un achat, moins il va durer. A l’inverse, quand on commence à se connaître et à se constituer une garde robe à soi, qui représente son identité, on investit du temps, des émotions, de l’argent, dans des pièces qui nous ressemblent et que l’on va garder longtemps.
Pour les petites marques, n’est-ce pas se tirer une balle dans le pied de ne pas participer à cette opération commerciale ? Et laisser la place à d’autres qui font les choses moins bien ?
Réfléchissons à court terme : le chiffre d'affaires réalisé par les marques lors du Black Friday est colossal. Comprenant cela, on comprend que s’en défaire est un grand risque financier (jusqu’à un mois de CA réalisé en un jour) et que s’y opposer est un réel engagement. Idéalement, cette journée devrait être régulée par une loi qui encadre les pratiques, tout comme les soldes. Les marques responsables qui ne pratiquent pas le Black Friday peuvent tirer leur épingle du jeu en réalisant des opérations de communication sur le sujet : Green Friday, journée spéciale réparation, journée de soldes libres (où le client choisi son % de remise dans une mesure raisonnable à, journée solidaire (avec des dons pour des assos, coucou Dift !).
Réfléchissons maintenant à long terme : actuellement les conséquences du réchauffement climatique sont déjà présentes sur les chaînes de valeurs des marques. Les inondations, les grandes sécheresses, par exemple, atteignent la qualité et la quantité du coton. Les usines dans lesquelles il fait 50° pendant 3 mois consécutifs voient leur main-d'œuvre moins productive. Ainsi rester campé sur une logique de volume, dont le Black Friday est le porte-étendard, me semble être une hérésie économique. Les marques engagées à long terme sont celles qui survivront.
Aurais-tu un exemple ? Avec peut-être des chiffres à l’appui ?
À l’époque où
Sandrine Conseiller
était CEO de Aigle, beaucoup de choses étaient faites. Elle s’est notamment battue contre l’actionnariat du groupe pour faire un vrai shift avec une stratégie RSE forte. Une des mesures qui avait été prise ? Fermer pendant le Black Friday. Dans la transformation des entreprises, la question centrale est celle de la maladaptation des entreprises aux enjeux écologiques de demain. B Corp, c’est bien mais ça ne suffit pas. Dans dix ans, la planète ne sera plus vivable. Si les marques restent sur un business as usual, elles ne pourront tout simplement plus fonctionner (moins de main d'œuvre, problèmes sanitaires, disparition de matières premières, etc.). La solution est d’avoir (enfin) une vision moyen et long termiste. Le coût de la décarbonation et de la casse économique à anticiper est bien supérieur au coût de la transformation.
As-tu la sensation que les marques et les citoyens sont prêts à enclencher cette transition ?
J’étais il y a 4 jours sur un salon au Carrousel du Louvres. C’était un roller coaster émotionnel. J’alternais entre dépit et joie. Le premier stand proposait d’acheter du cognac à 80K€, un autre une résidence à St Barth, etc… Et puis quelques mètres plus loin, il y avait un espace startups circulaires, avec des modèles qui tiennent la route, à grande échelle et rentables. On est dans ce moment de cohabitation des deux mondes. Il faut trouver le moyen de les réunir de façon positive et constructive, et tenir la barre sans plier au moindre vent contraire. Le rôle des citoyen·nes est essentiel, je suis cependant convaincue que le leadership est la clé, en parallèle de contraintes juridiques fortes.
Lors des ateliers et conférences que tu animes, est-ce ton objectif ?
À chaque fois, j’essaye de faire faire des exercices de prospectives poussés mais appliqués. L’autre jour, j’étais par exemple chez le leader mondial des centres commerciaux. Mon brief était clair : 1h pour analyser 3 tendances fortes et imaginer le centre commercial de 2040. J’ai donc proposé un exercice très simple aux équipes. Ils devaient répondre à la question : « On est en 2040, vous n’avez le droit de vendre aucun produit neuf mais devez générer le même CA. Comment vous faites ? ». Au démarrage, je suis face à des visages dubitatifs. A mesure que l’on réfléchit ensemble, je leur montre le chemin : non seulement des solutions existent mais elles sont vertueuses pour le business. Non seulement les engagements convertissent les clients mais ils sont bénéfiques pour la marque employeur. J’essaie au maximum de comprendre leur réalité tout en les poussant à réfléchir loin, avec audace. Travailler leurs imaginaires et embarquer secondairement leurs équipes avec un leadership inspirationnel et visionnaire.
Parlons du portefeuille des consommateurs. Le Black Friday est une façon d’économiser sur les dépenses initialement prévues. Mais est-ce vraiment le cas ? Les achats sont-ils liés à un besoin ou à des actes impulsifs ?
De nombreuses études montrent que les achats impulsifs sont les moins durables. Récemment, j'ai découvert un nouveau chiffre particulièrement frappant, en échangeant avec un des responsables du tri des vêtements donnés dans les bornes de collecte. Sur les produits récupérés et étant identifiés comme venant de la marque Shein, un sur trois a encore l’étiquette… Shein est un Black Friday permanent.
On peut aussi parler du ratio coût d’usage sur le coût d’achat. Une notion que la plupart des consommateurs ne conscientisent pas. Prenons un exemple. Tu dépenses chez Shein 15€/semaine. C’est 60€/mois et 720€ à la fin de l’année. Finalement, cela paraît être un prix mini au début mais cela représente une belle enveloppe au global. Avec ce montant, le consommateur pourrait plutôt s’acheter quelques produits de qualité, qu’il va aimer et garder. Autrement dit ? Consommer mieux, ce n’est pas se priver et ne plus consommer du tout, c’est prendre soin de soi et de son portefeuille sur le long terme.
Cette approche est aussi bénéfique pour le respect du travail des créateurs : ont-ils choisi ce métier pour fabriquer de la fast fashion ? J’ai créé une formation qui s’appelle Le futur de la mode. C’est 20 épisodes et 10h de cours et une version condensé en 1h30 pour ceux qui n’ont pas le temps. À travers ça, j’essaye d’invoquer la part de poésie et de rêve des personnes qui travaillent dans cet univers en leur demandant : elle est où cette flamme qui vous a donné envie de bosser dans cette industrie ? L’industrie de la mode dessert son propre propos, il est temps de changer ça.
Quel serait le/la prochain.e Décideur.se marketing que vous aimeriez voir témoigner dans No Bullshit ? Et la marque qui vous inspire le plus ?
Il y a une créatrice de mode belge que j’aime beaucoup, c’est
Valentine Witmeur
. Elle a réussi à réunir plusieurs dizaines de milliers de followers autour de sa marque et a récemment fait une prise de position très pertinente au sujet du Black Friday.