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Maud Sarda - Vers un commerce d’un nouveau genre

No Bullshit
(8 mins)
Maud Sarda est la co-fondatrice et directrice générale de l’eshop militant Label Emmaüs, qui mobilise aujourd’hui 60 personnes en interne, 2200 sociétaires et près de 2 millions de produits. Nous avons échangé au sujet de l’univers concurrentiel du retail, de l’émergence d’un modèle militant et de la nécessité de rendre le solidaire désirable.
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Pouvez-vous vous présenter brièvement ainsi que la mission et le concept de Label Emmäus ?

Je suis directrice et co-fondatrice de Label Emmaüs.
J’étais déjà au sein du réseau Emmaus depuis une dizaine d'années quand j’ai proposé de réfléchir à un projet qui allait devenir ce que l’on connaît aujourd'hui sous le nom de Label Emmaüs. L’objectif était simple mais ambitieux : se doter d’une boutique en ligne. On a exploré pendant un an, étudié le marché, les partenaires potentiels, etc. J’ai finalement réussi à convaincre le conseil d’administration. Label Emmaüs a été lancé en 2016.
Aujourd'hui, c’est une équipe de 60 personnes (dont ⅓ qui sont en parcours d’insertion), 2200 sociétaires et des centaines de vendeurs tiers qui alimentent la plateforme de produits de seconde main (Emmaüs, Ressourceries, Croix Rouge, Armée du Salut, Murfy, etc…). Au total, ce sont plus de 2 millions de produits référencés sur le site à date.

En quoi diriez-vous que votre modèle est militant et solidaire ? Comment réussissez-vous à vous démarquer, dans un secteur où la concurrence est pourtant rude (Amazon, boutiques, etc.) ?

Quand on s’est lancés, il y avait déjà beaucoup d’acteurs sur le sujet de la vente en ligne. Amazon existait depuis près de 20 ans, Leboncoin était également bien en place. Notre élément de différenciation a été de se positionner comme une alternative solidaire.
Par ailleurs, on ne partait pas de zéro. Emmaüs existe depuis 80 ans. On n’a pas attendu l’économie circulaire pour exister ! Notre volonté avec Label Emmaüs était claire : prouver que c’était possible de faire du e-commerce en gardant nos valeurs à savoir le partage de pouvoir et de richesses, et la lutte contre toutes les formes d’exclusion. Label Emmaüs est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). C’est une entreprise commerciale mais son but n’est pas lucratif, ce qui est déjà un élément de différenciation significatif dans un univers dominé par l’unique recherche de profit.
On a décidé de placer l’humain au centre de notre projet. Dès la première année, on a mis en place 50 indicateurs en termes d’impact social (apprentissage de nouvelles compétences, évolutions de carrière, satisfaction au travail, formation, etc…). Chaque année, on évalue l’évolution de ces indicateurs. C’est notre boussole. Notre volonté avec ce projet est aussi de créer le plus d'emplois possibles.

Pourriez-vous détailler davantage les engagements et valeurs portées par la plateforme Label Emmaüs ?

Bien entendu. Ils sont alignés sur les 3 volets du développement durable.
Sur le plan sociétal, nous avons par exemple mis en place des modalités de gouvernance radicales (100% des bénéfices sont réinvestis dans les réserves de l’entreprise, etc.).
Sur le plan social, nous avons déjà évoqué quelques points mais cela va plus loin. On a fait évoluer les postes, notamment dans la tech, pour attirer davantage de femmes. Résultat ? Nous avons 60 % de femmes sur des postes autour du numérique contre 20 % en moyenne en France. Cela passe par des sujets de fond mais aussi par une simple présentation des postes. Par exemple, au début, on parlait « d’opérateur logistique ». Maintenant on parle plutôt « d’opérateur e-commerce » et cela fonctionne.
Et enfin, le volet environnemental. Dès le début du projet, nous avons analysé notre bilan carbone. On s’est rendu compte que l’impact était plus faible que d’avoir des boutiques (entrepôts non climatisés, transport mutualisé avec des points relais, utilisation d’emballages de seconde main, locaux dans des anciennes friches et non en artificialisant de nouveaux sols, etc).
Ces valeurs fortes, qui sont celles portées par le mouvement Emmaüs au sens large, nous ont permis de recruter des profils ayant une vision similaire. C’est grâce à ça que chaque personne au sein de l’entreprise porte les valeurs et s’assure que l’on avance dans le bon sens. Notre démarche n’est pas portée par la simple volonté de quelques personnes mais bien par chaque individu.

Quand on est un e-commerçant du réemploi, le défi est-il autant sur l'offre que sur la demande ?

Jusqu’à 2023, nous avions une demande bien plus forte que ce que l’on pouvait offrir. Quand on a ouvert le site internet le 8 décembre 2016, il y avait à peine 3 000 produits. C’était tout ce que l’on avait pu faire en quelques mois. 50 000 personnes se sont connectées la première heure. 30 000 personnes se sont inscrites sur la newsletter en quelques jours. C’était très encourageant !
La demande est restée beaucoup plus forte que l’offre pendant les 5 premières années, en particulier pendant la crise du Covid mais le rapport s’est ensuite inversé. Après la pandémie, le e-commerce a commencé à souffrir, l’inflation a attaqué le pouvoir d’achat des consommateurs, qui se sont tournés de plus en plus vers la fast-fashion et les produits low cost des géants chinois Shein, puis Temu, qui a réussi à convaincre 13 millions d’utilisateurs en moins de 2 ans… Sans parler de la concurrence très forte dans le secteur de la seconde main avec les plateformes de vente entre particuliers qui ont explosé, comme Vinted qui compte désormais 23 millions d’abonnés en France.
Je n’aurais jamais pensé qu’on en serait là 8 ans plus tard.
Le contexte est bien pire que lorsque l’on s’est lancés. Aujourd’hui, c’est la prime au vice qui règne. Je ne sais pas ce qu’il faut pour qu’on ait enfin une loi anti fast fashion, que l’on arrête d’exonérer les taxes douanières sur les colis à l’entrée de l’Europe qui font moins de 150€ par exemple… Côté Label Emmaüs, on a forcément été impacté. Nous ne sommes plus en phase de croissance. On essaye simplement de résister et maintenir l’activité existante.

Vous avez noué des partenariats B2B stratégiques, notamment avec Vestiaire Collective, qui a donné plus de 800 produits. Est-ce un levier important sur le volet offre ? Quels ont été les résultats (vente, visibilité, perception client, etc.) ?

De façon générale, Label Emmaüs s'est toujours développé avec des partenariats B2B tout en gardant une indépendance forte en termes d’image. Avant d’arriver chez Emmaüs, j’étais chez Accenture. Je suis convaincue qu’il y a pleins de belles choses à faire avec le monde de l'entreprise. En revanche, je ne suis pas naïve. Je sais que le greenwashing est très commun. Je sais aussi à quel point les entreprises fondamentalement engagées sont finalement très rares. Cela tient d’ailleurs souvent à la volonté du dirigeant. On essaye donc de prendre le meilleur, tout en étant vigilant.
Pour en revenir à notre partenariat avec Vestiaire Collective, même si le volume des dons est encore modeste, ce sont des produits de très bonne qualité. Par ailleurs, ils nous aident à faire passer un message, celui de la responsabilité des plateformes de vente entre particuliers envers les acteurs solidaires du réemploi : les associations comme Emmaüs financent toute leur action sociale grâce à la revente des dons qu’elles reçoivent depuis toujours. Si tous les donateurs deviennent eux-mêmes des revendeurs sur les plateformes numériques, c’est un immense pan de la solidarité qui risque de s’effondrer. C’est essentiel que les plateformes en prennent conscience et soutiennent aussi le don aux associations.

Un enjeu-clé dans votre modèle paraît de montrer que le solidaire chez Emmaüs, c’est pour tout le monde ! Comment faites-vous pour démocratiser le solidaire et le rendre désirable ?

Il y a 2 ans, on a commencé à voir qu’on s’épuisait un peu en faisant du pur marketing (réseaux sociaux, newsletter, publicités, etc.). On essayait de rivaliser avec des mastodontes mais avec des moyens dérisoires. Résultat ? On ne se démarquait plus, on n’était pas visibles. On a alors choisi de basculer vers une stratégie beaucoup plus engagée, plus militante, là où on savait que nos concurrents n’iraient pas. On a commencé à être un observatoire, à regarder les pratiques des e-commerçants… On a travaillé des vidéos de qualité, des formats facecam pour expliquer notre vision, donner corps à notre plaidoyer. Label Emmaüs est devenu un poil à gratter et une source d’inspiration. On veut rester positif et montrer que c’est possible de faire autrement. On s'applique, on se donne du mal. On met tout autant de temps à faire tourner la boutique qu’à prendre la parole et essayer de mobiliser les décideurs politiques et économiques. Notre existence est loin d’être suffisante. Exister sans faire bouger les lignes plus largement ne servira à rien !
Quand je vois que Goldman Sachs a rejoint le capital de Backmarket sur sa dernière levée de fonds, je me demande si on peut vraiment placer l’impact en premier chef dans ce genre de cas ?

Comment vous découvrent vos futurs acheteurs et acheteuses ? Est-ce que le bouche à oreille est plus important qu’ailleurs ?

Je pense que le facteur Emmaüs fait effectivement venir les gens sur le site.
Ce qui les fait acheter en revanche, c’est la profondeur du catalogue, la navigation la plus optimale possible, l’expérience d’achat. Le e-commerce ça ne pardonne pas. On peut, dans le monde physique, avoir des gens qui aiment chiner, prendre le temps de chercher la belle trouvaille, etc. En ligne, même si les gens adorent Emmaüs, ils ne veulent pas perdre de temps. Ils veulent que ce soit sécurisé, être livré en quelques jours. On ne peut pas se différencier avec quelque chose qui soit amateur. En revanche, ça ne nous empêche pas de dire : nos colis sont très bien emballés mais avec de la récup, ça ne sera pas livré en 2h mais dans quelques jours, et vous allez voir que tout va bien se passer !

Vous êtes Linkedin Top Voice, suivie par plus de 85k personnes sur les réseaux sociaux : voyez-vous un impact entre vos prises de paroles et les chiffres du Label Emmaüs (performance du site, demandes de partenariats, etc.) ?

J’ai commencé à prendre la parole dès la création de Label Emmaüs. À l’époque, cela me permettait de mobiliser des partenaires. On s’est lancé dans un truc un peu fou. Il n’y avait pas beaucoup de personnes qui misaient sur notre capacité à faire du e-commerce au début. Il fallait aussi qu’on s’entoure de professionnels pour y arriver. Rapidement, je me suis prise au jeu. J’aime la communication, raconter les coulisses, nourrir les imaginaires, inviter à élargir sa vision, etc. Label Emmaüs a rapidement attiré la sympathie de la part de nos sociétaires et clients. Par ailleurs, le vrai décollage, ça a été ce moment où on a choisi d’axer la communication sur un angle plus plaidoyer. Ma communauté a alors grandi très vite.

Avez-vous remarqué un impact de cette stratégie militante sur les chiffres ? Cet engagement fort de la part de votre communauté permet-il d’avoir un meilleur taux de rétention ?

Les taux de conversion en e-commerce sont des petits taux (entre 2 et 3% en moyenne). Il faut dépenser beaucoup d’argent pour remonter dans les recherches Google, pour être visible sur les réseaux sociaux… Avec Label Emmaüs, on a essayé de se démarquer en mettant en place des actions sur la partie organique. Par ailleurs, le taux de conversion est compliqué à analyser pour la seconde main. Nous avons un site généraliste et n’avons que des produits uniques. Il faut aussi prendre en compte la barrière psychologique d’acheter de la seconde main sur beaucoup de produits encore. Finalement, notre taux de conversion est autour de 1,4 %, et ce qui n’est pas si mal ! Pour autant, je pense que les gens n’achètent pas forcément sur notre site qu’en raison de nos valeurs mais aussi et surtout pour la profondeur du catalogue, le parcours simplifié, l’expérience d’achat.

Le scandale lié à l'Abbé Pierre a remué la galaxie Emmaüs. Est-ce que cela a impacté votre stratégie de communication, en termes de storytelling ou de gestion de crise, pour renforcer la transparence et la confiance de vos clients ?

Heureusement, le grand public fait la différence je pense entre l’Abbé Pierre et le site Label Emmaüs. Malgré cette actualité, nous avons toujours autant d’abonnés sur nos réseaux et d’acheteurs sur le site. Le fait que les révélations viennent d'Emmaüs a plutôt forcé le respect. C’est assez rare que ce soit l’organisation elle-même qui engage ce type de démarche. Pourtant, cela reste très difficile à vivre.
Je tiens à préciser qu’à mon niveau, en 15 ans, je n’ai jamais entendu le début du commencement de la moindre rumeur. Il ne faut pas que le public pense que ça se savait. Une commission d’enquête avec des personnes extérieures a été nommée pour comprendre comment ce silence a été possible. Cela va prendre plusieurs mois, voire années. Chez Emmaüs, nous sommes les premiers à vouloir comprendre. Personnellement, je suis heureuse que les victimes aient enfin trouvé des oreilles pour les écouter. J’espère que ça fera avancer la cause des femmes et de toute personne victime d’abus sexuel dans notre société.

Quel est le prochain projet que vous aimeriez développer chez Label Emmaüs?

Je rêve d’essaimer notre école du digital un peu partout en France. On a ouvert une entité à Marseille récemment, 5 ans jour pour jour après l’ouverture de la première formation en Île-de-France. Nous voulons ouvrir de nouveaux endroits partout en France, mais cela ne se fera pas ou difficilement sans les aides publiques (aujourd’hui menacées). Ce qui est compliqué c’est que les personnes que l’on forme ne répondent à aucune ligne de financement (ils n’ont pas ou peu travaillé, ne bénéficient donc pas de CPF, et ont un niveau académique trop bas pour entrer directement en alternance). Pourtant, en 6 mois ils décrochent un bac + 3 et peuvent ensuite intégrer un master. C’est un tremplin énorme.
J’ai également envie de consolider le modèle du Label Emmaüs avec du B2B (entreprises, institution, etc.). C’est un autre levier pour changer les choses à grande échelle.

Quel serait le prochain Responsable marketing que vous aimeriez voir témoigner dans No Bullshit ? Pourriez-vous nous mettre en relation ? Et la marque qui vous inspire le plus ?

J’aimerais beaucoup voir l’équipe de Vert le Média témoigner sur No Bullshit. Ou encore une coopérative comme Ethiquable, la Nef ou TeleCoop !
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C'est parti !